Les loisirs au Mont-Gargan

Dimanche, je monterais bien m'amuser au Mont-Gargan. Avant guerre, le Mont-Gargan était un lieu de promenade pour les rouennais, où l'on venait aussi s'encanailler. On montait dans le quartier à pied. Monsieur portait fièrement le canotier et tenait une canne arrogante ; Madame avait sorti son manteau de fourrure (en poil de chat !) pour montrer à ces gens d'en haut qu'on était des ouvriers aisés. Sinon, on mettait une casquette et un bleu propre, qui servirait ensuite pour le travail, lors de la semaine suivante. On se faisait raser également pour la semaine.

C'est qu'il y en avait des cafés au Mont-Gargan ! et des petits bals, où l'on pouvait expérimenter le grand frisson en invitant à danser une minette du quartier, au risque d'avoir quelques retours musclés d'un prétendant revendiquant l'exclusivité de la jolie personne. On pouvait également y faire collation. Il y avait la maison Thorel, café-restaurant, rue de Repainville. Plus loin, sous les tonnelles, avant le pont de la rue Saint-Gilles, c'était chez M. Pado. Rue du jardin de l'Aurore, il y avait une autre guinguette. Plus bas, le long de l'Aubette, on pouvait fréquenter les jardiniers à « L'Ombrelle verte ». Mille cinq cent bouteilles de cidre y étaient consommées le dimanche, un flot aussi abondant que la rivière toute proche.

Ce qui était amusant, c'était de voir le matin les hommes montant en poussant énergiquement la poussette. Mais le soir, au retour, on avait la nette impression que c'était la poussette qui retenait l'homme. Hélas, à l'époque, il n'y avait pas encore le pilotage automatique sur ces véhicules ! Au cours de la journée, l'alcool se consommant allègrement, il n'y avait pas que la caisse des tenanciers qui enflaient. Les esprits aussi. Quant une chaise ou une bouteille se prenait soudainement pour un objet volant, le spectacle des lutteurs pouvait commencer. Soit alors, prudemment, on quittait les lieux, soit on retroussait les manches de sa chemise. Après avoir remisé femmes et enfants dans un endroit sûr, on cognait ce qui passait à proximité de soi. C'est qu'il ne fallait pas prendre les hommes du Mont-Gargan pour des manchots. La majorité était dockers, gardiens de la paix ou maçons. Ce n'était pas un « cravateux » de la ville qui allait donner des leçons !

Pour les plus sages, il y avait un cinéma muet « Le Bonnefoy » dans un baraquement en tôles, rue du Progrès. Un « comité permanent des fêtes populaires du Mont-Gargan », créé en 1925, avait pour but « de procurer des distractions saines et paisibles à la population laborieuse de ce quartier ». Pour cela, il avait créé une fanfare « La Populaire du Mont-Gargan ». S'était suivi le projet d'une section de chant et de concert, intitulé « La Lyre du Mont-Gargan ». II y avait aussi les jardins ouvriers, dont le but caché était d'empêcher l'homme de passer sa journée au café. Mais on buvait ferme dans ces jardins ! Il y avait sans doute d'autres activités, telles les fêtes. 

Le Mont-Gargan n'était pas Joinville, l'Aubette n'est pas la Marne, mais dans notre quartier on s'amusait quand même bien. Les dimanches au Mont-Gargan sont devenus aujourd'hui plus paisibles.

© Copyright Dominique SAMSON - Septembre 2002