Monsieur le sous-préfet aux champs

Monsieur le Sous-Préfet est en tournée d'inauguration au Mont-Gargan. II a mis ses beaux habits ; le discours, fraîchement écrit par son secrétaire, est entre ses mains. II essaie de le relire, mais l'esprit n'y est pas. Ce n'est pas qu'aller dans ce quartier lui soit un déplaisir, les habitants y sont chaleureux, accueillants. Mais il fait si chaud aujourd'hui ! L'air est si doux, le printemps tout jeune si prometteur de vagabondages champêtres.

Sortir de son bureau pour aller s'enfermer dans une salle surpeuplée, il n'en a vraiment pas envie. Soudain, passant route de Lyons-la-Forêt, il aperçoit un coin de verdure, avec des cabanons montant la garde sur des parcelles amoureusement entretenues. « Ce sont les jardins de Repainville » lui dit son chauffeur, qui est né d'ailleurs non loin de là, rue des Broches. Le jardin semble faire signe au Sous-Préfet : « venez finir d'apprendre votre discours ici, à l'ombre d'un saule marsault ou d'un érable champêtre ». L'invitation est trop forte, les citoyens attendront un peu pour boire un verre à sa santé. Voilà notre Sous-Préfet errant dans les allées du jardin, humant les senteurs de la clématite des haies ou de la cardamine flexueuse, très rare, se griffant en frôlant le chardon à foulon. Un papillon, un ptérophore sp., devient le compagnon de notre visiteur, en se posant sur la visière de la casquette du Sous-Préfet. Une linotte mélodieuse, un pinson des arbres et un troglodyte sauvage, oiseaux protégés, organisent un concert, tandis qu'une pie bavarde essaie de nouer conversation. Et iI fait si bon dans ces jardins, quadrillés de petits rus, où l'on peut apercevoir l'épinoche, poisson qui n'accepte que les eaux pures. Et il y a ces trois sources divines, comme trois soeurs jumelles, le long de la voie ferrée, si rafraîchissantes, troublées seulement par la poule d'eau qui s'envole effarouchée.

A voix basse, à l'ombre du sycomore ou sous les pieds de vignes, la grive musicienne et la courtilière se demandent qui est ce beau monsieur. « Ce doit être un artiste » répond le serin cini, la fauvette à tête noire pense plutôt à un poète. « Non, dit l'hirondelle de cheminée, il a de trop beaux habits et je le reconnais pour avoir un jour logé au-dessus de chez lui, c'est un Sous-Préfet ». Pendant ce temps-là, le chauffeur et le secrétaire consultent fiévreusement leurs montres. Mais le Sous-Préfet est assis sur un banc et devise avec quelques jardiniers intrigués, qui lui expliquent que les jardins ont sans doute été créés pour les ouvriers de l'usine Fromage toute proche. II a déjà enlevé sa cravate et égaré sa casquette. II rêve au cresson des fontaines, qui pousse abondamment ici, et dont il raffole. Et il se réjouit, car il se rappelle qu'ici un redoutable prédateur a été éradiqué, il y a quelque temps, la bétonyx argentée, qui voulait gravement perturber ce site. 

Alors le Sous-Préfet prend une grande décision. II envoie son chauffeur dire que l'inauguration prévue est déplacée et qu'elle va avoir lieu dehors aux jardins de Repainville. Pendant ce temps, mâchonnant une véronique de Perce entre ses dents, il transforme son discours en poème à la nature triomphante. Et il invite tous les habitants du Mont-Gargan à venir visiter ces lieux, en famille, avec leurs amis, avec leurs camarades d'école. A venir... et à y revenir.

© Copyright Dominique SAMSON - Avril 2002